Étudiant en thèse à l’université de Sfax, Heni Yangui raconte son travail sur le vécu des personnes vivant avec le VIH en Tunisie.
« Comment les personnes infectées par le VIH en Tunisie mènent-elles leur vie quotidienne depuis qu’elles se savent porteuses d’un virus à vie et d’une maladie stigmatisante ? » Voici la question principale de ma thèse, débutée il y a trois ans. La Tunisie compte actuellement environ 2700 PVVIH selon l’Onusida, un chiffre en progression croissante, à la fois en raison des nouvelles contaminations et de la généralisation en 2008 de l’accès gratuit aux multithérapies, qui a permis d’allonger la durée de la vie des personnes atteintes. Les personnes concernées par le VIH devant en outre faire face à des problèmes d’ordre social : discrimination, stigmatisation, précarité, pauvreté, problèmes d’accès aux médicaments…
Aucune recherche n’avait jusqu’alors été effectuée pour explorer les réactions face à ces problèmes, ou connaître leurs conséquences sur la qualité de vie. Mon travail exploratoire de terrain a montré que, bien qu’il n’y ait pas de guérison possible de l’infection par le VIH et que le fait d’être atteint par ce virus expose à la discrimination et au rejet social, l’espoir de vivre « normalement » reste primordial.
Comment les PVVIH font-elles faces aux différentes contraintes ? Comment continuer « normalement » dans un environnement peu soutenant ? Quelles sont les spécificités du contexte tunisien ?La réponse à ce genre de questions devant être recherchée dans ce que disent ces personnes, une approche sociologique centrée sur leur vécu, leur point de vue et leurs souffrances nous a semblé le mieux convenir, à mes co-directrices (Francine Tinsa (1) et Janine Barbot (2) ) et moi-même.
Un environnement peu soutenant
Malgré l’aide du personnel soignant, nous avons fait face à d’importantes difficultés pour accéder aux hommes homosexuels, victimes d’une stigmatisation et d’une discrimination les obligeant à garder secrète leur orientation sexuelle
Malgré l’aide du personnel soignant, nous avons fait face à d’importantes difficultés pour accéder aux hommes homosexuels, victimes d’une stigmatisation et d’une discrimination les obligeant à garder secrète leur orientation sexuelle
Nous avons conduit une enquête qualitative basée sur des entretiens semi-directifs auprès d’une trentaine de personnes séropositives(3) prises en charge par le service des maladies infectieuses du centre hospitalo-universitaire Hedi Chaker (Sfax), après accord du chef de service et du comité d’éthique médicale. Malgré l’aide du personnel soignant, nous avons fait face à d’importantes difficultés pour accéder aux hommes homosexuels, victimes d’une stigmatisation et d’une discrimination les obligeant à garder secrète leur orientation sexuelle. Une enquête séro-comportementale effectuée en 2014 auprès d’hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes montre que 26,8% d’entre eux subissent diverses formes de violence dans différents espaces (école, travail, transports publics, cafés…). Tous les hommes interviewés jusqu’à présent disent avoir contracté le virus à l’étranger lors d’un rapport hétérosexuel non-protégé, aucun suite à un rapport homosexuel.
De nombreux aspects sont pris en compte dans mon travail d’analyse, afin de repérer les différences existant parmi les expériences des PVVIH et d’approfondir leur compréhension. Voici quelques ressources utilisées pour gérer différents problèmes, notamment sur le plan social et psychique (peur, dépression, discrimination, exclusion sociale…).
Presque toute la population enquêtée a choisi de garder secret son statut sérologique, un choix qu’elle explique le plus souvent par la discrimination et la stigmatisation dont sont victimes les personnes atteintes. Certains ont choisi de ne pas communiquer leur infection de peur de plonger l’autre dans l’angoisse et le malaise. Éviter de prendre son traitement en public, de participer à des manifestations et des activités en relation avec le VIH/sida… sont également des stratégies courantes pour ne pas dévoiler son statut sérologique.
Contrôler l’information
Presque toute la population enquêtée a choisi de garder secret son statut sérologique
Presque toute la population enquêtée a choisi de garder secret son statut sérologique
Car même le personnel soignant manifeste parfois des attitudes moralisatrices : « Le jour où il m’a trouvé en train d’écouter du Coran, il m’a dit en se moquant « vous vous tournez vers le Coran maintenant !? » Cela m’a blessée […] normalement, il ne doit pas me culpabiliser », témoigne une jeune fille de 21 ans, célibataire, infectée lors d’un rapport sexuel hors mariage (3).
Certaines personnes interviewées considèrent que leur atteinte par le VIH est un destin (« kadha wakadar »), une volonté divine à laquelle on doit obéir et se soumettre. Ces croyances contribuent à leur apporter un certain soulagement psychique et les aident à accepter leur séropositivité. Elles fournissent aussi un terrain favorable à une expérience spirituelle à travers les prières, le pèlerinage… D’autres s’orientent vers ce qu’on appelle « ateeb annabawi », qui pourrait se traduire par « médecine prophétique », une forme de médecine alternative consistant à chercher, dans les discours biographiques du Prophète, des recettes médicinales ayant un pouvoir de guérison. Le recours à cette forme de médecine alternative se voit surtout chez des personnes au niveau d’instruction assez faible, qui affirment cependant avoir toute confiance dans la médecine moderne, la médecine alternative n’étant qu’une sorte d’expérimentation. « Pourquoi pas ? On ne sait jamais… en tout cas, s’il ne me guérit pas, il ne pourra plus me causer du mal » (homme, 40 ans, célibataire, infecté lors d’un rapport hétérosexuel à l’étranger).
La foi comme réconfort
Leur médecin est le seul, selon eux, à écouter leur inquiétude, à répondre à leurs questions, et à donner des conseils
Leur médecin est le seul, selon eux, à écouter leur inquiétude, à répondre à leurs questions, et à donner des conseils
Tous les répondants, y compris celles et ceux qui ont recours à la médecine alternative, disent avoir une bonne relation avec leur médecin, le seul, selon eux, à écouter leur inquiétude, à répondre à leurs questions, et à donner des conseils pour vivre normalement. Si toutes les personnes enquêtées se montrent satisfaites de la qualité du service médical fourni par l’hôpital, elles ne cachent pas leur mécontentement face à celle des services sociaux (les aides financières, en particulier), qui restent, selon elles, loin de répondre à leurs besoins.
Vivre normalement est l’objectif partagé par toutes les personnes interviewées, qui tentent de développer des ressources et de mettre en place diverses stratégies pour y parvenir. Mais cette normalité souhaitée renvoie-t-elle à leur vie d’avant l’infection ou à une vie comme tout le monde ? Comment définissent-elles une vie normale ? Existe-t-il un modèle unique et homogène pour « vivre normalement » ?
Ces questions font partie de la problématique de recherche à laquelle je m’atèle désormais.
- Maître de conférences en sociologie à l’université Tunis El Manar, Tunisie.
- Sociologue, chargée de recherche à l’Inserm, Paris, France
- Les rapports sexuels hors mariage sont considérés comme un « vice », voire comme un « péché », selon les normes de la société tunisienne. Toute femme ayant des relations sexuelles hors mariage sera considérée comme une délinquante.