Près de deux ans et demi après le début du conflit, la situation sanitaire de l’Ukraine demeure fragile. Grâce à l’engagement sans faille des associations, au soutien accru des grands bailleurs internationaux, le pire a été évité en matière de VIH et de tuberculose.
Depuis le début de la guerre, le 24 février 2022, 10 millions d’Ukrainiens (le pays compte 38 millions d’habitants) ont dû fuir leur foyer, pour se réfugier dans d’autres régions d’Ukraine ou à l’étranger. Une situation à haut risque humanitaire, qui a fait craindre ruptures de traitement, recrudescence de comportements exposant au VIH ou aux IST, précarisation des populations vulnérables. En 2022, la couverture antirétrovirale était estimée à 72 %, contre 83 % l’année précédente – les chiffres 2023 devraient être dévoilés cet été. Et ce alors que l’Ukraine est déjà l’un des pays d’Europe les plus touchés par le VIH et la tuberculose.
Or si la situation militaire demeure critique, le pire semble avoir été évité en matière sanitaire. Ni l’infection par le VIH, ni la tuberculose ne semblent avoir connu l’explosion que craignaient les experts. Selon eux, le mérite en revient aux associations, fortement mobilisées sur le terrain, ainsi que par le soutien fidèle de divers bailleurs internationaux. Parmi eux, le Fonds mondial de lutte contre le VIH, la tuberculose et le paludisme, qui a fortement accru sa subvention à l’Ukraine, par un financement d’urgence de 27,7 millions de dollars afin de garantir la continuité des services.
En Ukraine, la situation vis-à-vis du VIH et de la tuberculose est passée « de la crise à presque du business as usual », explique Dumitru Laticevschi, en charge de la région Europe de l’Est/Asie centrale au Fonds mondial. « Nous n’observons pas d’augmentation du nombre de cas, mais il est difficile d’en être certain. Face aux mouvements massifs de population, nous ne savons pas quel est le degré de non-recensement des nouveaux cas. Les gens accordent leur priorité à la survie de tous les jours, et la santé vient souvent après ». Si les tendances semblent pour l’instant rassurantes, Dumitru Laticevschi dit s’attendre, une fois le conflit achevé, à une possible hausse du nombre de cas, en raison d’un meilleur dépistage. « Avec le temps, l’Ukraine devrait rapidement revenir à la normale, je n’ai guère de doutes à ce sujet », ajoute-t-il.
Les associations en première ligne
Outre une hausse de sa subvention à l’Ukraine, le Fonds mondial a joué un rôle crucial dans la réponse sanitaire, via son CCM (Country Coordinating Mechanism). Instance de coordination mise en place dans chaque pays récipiendaire du Fonds, il regroupe les populations concernées, les associations, les représentants de l’Etat. Lieu de dialogue entre acteurs de la lutte contre le VIH, ce comité permet d’identifier les besoins locaux, de décider des actions nécessaires à mener, sans faire doublon. Parmi les associations représentées au CCM, Positive Women, une association fondée en 2013 pour soutenir les femmes vivant avec le VIH, agissant notamment sur la prévention de la transmission mère-enfant et l’accès aux droits et à la santé sexuels et reproductifs (DSSR).
Particulièrement vulnérables, ces femmes vivant avec le VIH, souvent seules, ont déjà payé un lourd tribut à la guerre. Chassées de chez elles par les destructions, nombre d’entre elles ont dû partir en urgence vers d’autres régions pour l’instant épargnées par les hostilités. « Ces femmes ont perdu leur maison, et donc leur vie d’avant-guerre, leur accès aux soins. Dans leur nouvel lieu de résidence, elles craignent de se rendre dans un nouveau service par peur des discriminations, en particulier si elles sont usagères de drogues ou travailleuses du sexe. Nous essayons d’arranger leur situation, de retrouver l’accès aux soins », si besoin en les accompagnant lors des premiers contacts avec leurs nouveaux soignants, explique Olena Stryzhak, présidente de Positive Women.
Autre urgence, les soins aux jeunes enfants de mères vivant avec le VIH. Avant l’invasion russe, les gouvernements locaux finançaient l’achat de lait maternisé, afin de réduire la transmission mère-enfant. Or ces fonds ont été interrompus dans plusieurs régions, en raison de l’urgence militaire. Fin mai, 734 enfants n’avaient ainsi plus accès au lait maternisé financé par ces gouvernements. Positive Women a pris le relais : « c’est un produit de première nécessité, notre association essaie de couvrir les besoins pour toute l’Ukraine. Il ne s’agit pas de petites quantités : chaque enfant a besoin de 10 paquets par mois. Et il faut aussi fournir des vêtements, des biberons, des protections hygiéniques », explique Olena Stryzhak.
Un soutien au plus près de la ligne de front
Autre exemple, l’Alliance for Public Health (APH), l’une des principales associations ukrainiennes – et l’un des trois récipiendaires directs des subventions du Fonds mondial [i]. « Avant la guerre, nous nous concentrions sur la prise en charge et la prévention du VIH, de la tuberculose et de l’hépatite C. Nous avons dû évoluer, en nous orientant vers l’aide humanitaire, tournée vers les personnes vivant avec le VIH, la tuberculose, ou celles à risque élevé de les contracter », explique Andriy Klepikov, directeur de l’APH. A l’aide de véhicules équipés, l’association sillonne le pays, parfois au plus près des zones de combat, proposant dépistage (VIH, radiographie pulmonaire), ‘test and treat’, mais aussi mesures de glycémie, cardiogramme et tension sanguine, ainsi qu’aide humanitaire dans les situations les plus critiques.
« Nos travailleurs sociaux et nos médecins doivent porter des gilets pare-balles, car il est très dangereux de travailler près de la ligne de front. Nos cliniques mobiles se rendent environ toutes les trois semaines, tous les mois, dans ces régions qui ne comptent plus d’hôpitaux, où ils ont été détruits par l’armée russe », explique Andriy Klepikov. Malgré les risques encourus, les équipes de l’APH ne déplorent à ce jour aucun dommage. « Nous avons mis en place un protocole, car ce serait illusoire de penser que nous sommes protégés. Dès qu’un bombardement commence, nous devons partir dans les 30 secondes, car nous sommes une cible facile pour les attaques de drones. Lors de ces tournées, nous commençons tôt le matin, desservons plusieurs villages, puis nous partons », ajoute le directeur de l’association.
Déjà vulnérables avant le début des conflits, les populations les plus exposées au VIH (travailleur.se.s du sexe, usager.e.s de drogues, personnes trans, hommes ayant des relations sexuels avec les hommes) le sont encore plus maintenant. Ainsi, les demandes en naloxone, traitement de substitution des opiacés, ont été multipliées par trois au cours des six premiers mois de guerre, en raison de la difficulté des UDI à trouver des produits. A Lviv, ville refuge au cours des premiers mois de guerre, les demandes de PrEP (Prophylaxie pré-exposition) ont été multipliées par 6 ! Dans les lieux plus reculés, l’APH a mis en place un système de livraison rapide, par courrier, de matériel (seringues, lubrifiants, préservatifs, etc.) commandé sur internet, et propose du counselling en distanciel. Si la situation épidémique semble stabilisée pour le VIH, Andriy Klepikov l’estime « plus compliquée » pour la tuberculose. « Meilleure amie de toute guerre », cette maladie, qui nécessite un traitement très observant de 6 à 18 mois, prospère sur fond de malnutrition et de pauvreté. « Il est facile d’être contaminé dans les abris souterrains non ventilés, où les gens sont serrés les uns contre les autres ».
Un combat pour la liberté
En miroir de l’aide militaire et économique accordé par les pays occidentaux, le soutien des grands bailleurs internationaux, dont le Fonds mondial et le programme américain PEPFAR, est crucial. « Nous sommes résistants, nous poursuivons le combat dans des conditions très difficiles. Le soutien international est critique pour nous, car nous en sommes très dépendants. J’espère qu’il continuera, sinon nous assisterons à une hausse des cas de VIH et de tuberculose », estime Andriy Klepikov. « Et au-delà, dans notre combat pour la liberté, j’espère que nous trouverons une solution diplomatique pour parvenir à la paix. Nous ne pouvons pas nous permettre de perdre cette guerre. Il ne s’agit pas seulement de territoires ukrainiens, mais de défendre des principes universels de coexistence pacifique. Sans cela, nous continuerons à glisser vers la force brutale, le massacre de civils ».
Pour Olena Stryzhak, « le soutien international est aussi important d’un point de vue psychologique, car nous voyons que nous ne sommes pas seuls, qu’on nous aide à mener nos programmes ». Quant à l’avenir, nul ne sait de quoi il sera fait, ni quand la guerre prendra fin : « pour être honnête, je n’y pense pas. Comme la plupart des gens en Ukraine, j’essaie de résoudre les problèmes du jour, un par un. Pour l’instant, c’est la seule chose que nous puissions faire ».
-
Pendant les combats, la lutte pour les droits continue
Dans un pays où les LGBTphobies demeurent fréquentes, l’association ukrainienne Tochka Opory (également connue sous le nom de Fulcrum), financée par Sidaction, lutte pour faire avancer les droits humains. Parmi ses combats, la reconnaissance du caractère homophobe des agressions : à ce jour, l’homophobie ne constitue pas un motif officiellement reconnu par la législation, ces actes étant qualifiés de ‘hooliganisme’. De même, l’association se bat depuis 2015 pour un partenariat civil reconnaissant officiellement les couples de même sexe.
Par temps de guerre, ce combat s’avère difficile, tant le pays est accaparé par d’autres priorités. Pourtant, les mentalités, longtemps hostiles, changent, peut-être même en raison du conflit. Alors qu’en 2019 ils n’étaient que 29 % à juger que les LGBT devraient avoir les mêmes droits que tout un chacun, les Ukrainiens sont désormais 72 % à le penser [ii]. La mise en lumière de militaires ouvertement homosexuels, combattant sur le front, exigeant la mise en place d’un partenariat civil, a probablement facilité ce changement d’attitude.
Pourtant, la revendication publique des droits demeure difficile. Dimanche 16 juin, Kyiv a connu sa première « marche pour l’égalité » depuis le début de la guerre. Comme avant-guerre, elle demeure encadrée par la police, afin de la protéger de la violence des bandes d’extrême droite. Par ailleurs, cette marche n’a rassemblé qu’environ 500 personnes. En cause, la difficulté d’organiser de grands rassemblements, impossibles à disperser en cas d’attaque russe. « Je respecte les organisateurs qui ont eu le courage de mener cette marche, mais personnellement je n’y ai pas participé. Notre association préfère agir sur le plaidoyer, nous n’organisons pas de gros évènements. Il est difficile de prendre une telle responsabilité », explique Tania Kasian, directrice de Tochka Opory.
Lors du début des conflits, l’association avait mis en place deux refuges temporaires à Lviv, afin d’héberger en urgence les personnes LGBT ayant dû fuir l’armée russe. En raison d’un (très relatif) retour à la normale, « ces lieux ont été très utiles au cours des premiers mois, mais désormais ce n’est plus de cela que nous avons besoin », indique Tania Kasian. Désormais, l’association se concentre sur le soutien professionnel aux personnes LGBT ayant perdu leur travail du fait de la guerre, notamment via une aide à la recherche d’emploi, un soutien psychologique, des cours d’anglais. Parmi les 65 personnes épaulées au cours de la première année, 23 ont réussi à retrouver un emploi. L’association compte par ailleurs se consacrer encore plus à la santé mentale des personnes LGBT, dont les besoins, déjà élevés avant-guerre, ne cessent de croître.
[i] Avec l’association 100% Life et le ministère de la santé ukrainien
[ii] Selon des données du National Democratic Institute (NDI), publiées début mars