Pour les étudiants en sciences sociales, le genre et la sexualité constituent de nouveaux eldorados de recherche, prenant parfois le pas sur les thèmes médicosociaux plus strictement liés au VIH. Rendue inéluctable par les avancées médicales, cette évolution pourrait conduire à de nouveaux regards sur l’histoire et la sociologie de l’épidémie.
Après avoir éclairé la question du VIH pendant près de 40 ans, les sciences sociales sont-elles en train de s’en détourner au profit de thématiques apparentées, telles que le genre et la sexualité ? Particulièrement en vogue depuis quelques années, ces derniers sujets semblent en effet prendre le pas sur les questions traditionnellement liées à l’infection par le VIH, celles d’ordre médico-social. Une évolution qui se reflète aussi bien dans les programmes de colloques que dans les demandes de financement de jeunes chercheurs en sciences sociales.
Interrogée par Transversal, Sophie Le Cœur, directrice de recherche en épidémiologie et sciences sociales à l’Institut national d’études démographiques (Ined), observe aussi cette tendance, qu’elle inscrit dans une évolution plus ancienne. « Au début de l’épidémie, tant qu’il n’y avait pas de traitement, le focus des sciences sociales portait sur la prévention. Il fallait comprendre comment et pourquoi on s’infectait, les fondements de la transmission », rappelle la chercheuse.
« Les sciences sociales avaient vraiment voix au chapitre. C’est alors qu’on assiste à une montée de la pluridisciplinarité : tout le monde travaille main dans la main, les activistes avec les chercheurs, qui sont tous dans le même bateau », ajoute Sophie Le Coeur. Les choses commencent à changer en 1996, avec la mise sur le marché des antiprotéases : « dans les années qui ont suivi l’arrivée des trithérapies, on s’est essentiellement intéressé au traitement, avec un retrait des sciences sociales au profit des sciences biomédicales. Les sciences sociales ont surtout été conviées afin de comprendre les raisons de la non-observance, la qualité de vie des patients sous traitement, et pour mesurer et lutter contre les stigmatisations ».
Le VIH, encore moteur de recherche
Un nouveau paradigme survient avec la prophylaxie pré-exposition (PrEP), autorisée en France depuis 2015. La mise en place de grands projets français, tels IPERGAY et PREVENIR (respectivement lancés en 2012 et 2017), lance les sciences sociales sur de nouvelles pistes, notamment afin d’éclairer le choix de recourir (ou pas) à cette nouvelle stratégie préventive chez les gays. Toutefois, l’émergence, toujours plus manifeste, de sujets tels le genre et la sexualité conduit à un effacement des thèmes les plus étroitement liés au VIH. Cette tendance est « contemporaine d’un mouvement d’intérêt grandissant dans la société envers ces thématiques, particulièrement via les médias. Le VIH demeure toutefois une composante de ces questions, il en est même le moteur. Mais peut-être plus pour longtemps, du fait de la PrEP », estime Sophie Le Cœur.
Philippe Artières, directeur de recherche à l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (Iris, EHESS [i]) a une vision un peu différente des choses : selon lui, les débuts de l’épidémie sont d’abord marqués par un silence quasi-total des sciences sociales. Du moins jusqu’à la naissance de l’Agence nationale de recherches sur le sida (ANRS [ii]), en 1988. « Il y a alors beaucoup d’argent pour la recherche sur le sida, et les sciences sociales commencent à vraiment regarder la question du VIH », ajoute Philippe Artières. De manière emblématique, c’est une anthropologue, Françoise Héritier, qui est nommée en 1989 à la présidence du Conseil national du sida (CNS) naissant. L’époque est alors aux projets d’envergure, notamment en matière de sexualité dans un but préventif. Parmi eux, l’enquête ACSF (Analyse du comportement sexuel en France) de 1992, financée par l’ANRS, et qui sera suivie en 2006 par l’étude CSF (Contexte de la sexualité en France).
L’arrivée des trithérapies modifie l’orientation des recherches : « il ne s’agit plus de produire des travaux en rapport avec la mort ou la fin de vie, mais plutôt sur la manière de vivre avec le VIH », constate Philippe Artières. Autre évolution notable, la place croissante accordée par la recherche aux femmes migrantes, deuxième groupe le plus touché par l’infection après les hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes (HSH). Mais avec la chronicisation de l’infection par le VIH, vient sa banalisation. Notamment auprès des jeunes : chez les étudiants en sciences sociales, l’intérêt pour l’épidémie de VIH n’est plus aussi marqué que chez leurs aînés ayant connu l’avant-trithérapie.
Une recherche guidée par l’actualité
De plus, l’actualité influe sur les orientations de la recherche, traçant les sillons où s’écoulent bourses et financements. Un phénomène qui n’est pas propre au champ du VIH : dans le domaine historique, le centenaire de la guerre de 1914-18 a engendré « plein de nouveaux travaux », note Philippe Artières. « Choisir de faire une thèse aujourd’hui, c’est aussi s’assurer d’un confort immédiat dans le travail », juge-t-il. D’où une attirance pour les thèmes les plus porteurs : en la matière, le tsunami du Covid-19, qui a causé près de 110.000 morts en France et a conduit la moitié de l’humanité à se confiner, pourrait largement rebattre les cartes, ouvrant de nouvelles pistes de recherche.
Celle sur le VIH continue pourtant d’attirer de jeunes chercheurs. Parmi eux, Cyriac Bouchet-Mayer, l’un des coordinateurs du réseau des jeunes chercheurs en sciences sociales sur le VIH/sida, dont le doctorat porte sur une offre de dépistage et de prévention auprès de demandeurs d’asile homosexuels d’origine africaine. Selon lui, l’attrait pour les questions de genre, au détriment apparent du VIH, peut s’expliquer par plusieurs facteurs. Parmi eux, la récente restructuration de l’ANRS, englobant désormais les maladies émergentes, et dont le budget n’est que faiblement augmenté. Ce qui peut faire craindre une baisse des crédits alloués à la recherche sur le VIH, dont les sciences sociales pourraient être les grandes perdantes.
Une dépendance au contexte biomédical
De plus, l’assujettissement de la recherche en sciences sociales à la recherche biomédicale a le plus souvent constitué un moteur, mais peut aussi être un frein. « Il y a d’abord eu le traitement comme moyen de prévention [TasP, Treatment as Prevention, ndlr], puis la PrEP. Après de tels progrès, les jeunes chercheurs peuvent se demander : ‘si on trouve demain un traitement qui élimine le virus, qu’est-ce que je fais ? Est-ce que je choisis le bon sujet ?’ », avance Cyriac Bouchet-Mayer. Une crainte renforcée par l’engouement politique autour d’une fin possible de l’épidémie : « l’arrivée de la PrEP et la mise en place de la stratégie 90-90-90 [iii] laissent penser que le problème du VIH se résume aux capacités d’implémentation d’une prévention biomédicale et de politiques publiques volontaristes, auxquelles les sciences sociales sont invitées à se soustraire », analyse le jeune chercheur.
Pour Yaël Eched, doctorante à l’Iris étudiant la question du genre dans la construction des politiques de lutte contre le sida, le VIH demeure un sujet brûlant, mais il est nécessaire d’en renouveler l’angle d’attaque, notamment via le genre. Il n’y a « pas de dilution du thème du VIH, mais un renouvellement des approches. Le genre et la sexualité ne sont pas d’autres sujets, ils constituent une nouvelle grille d’analyse. Ils viennent certes complexifier le sujet, mais aussi combler des manques. Il s’agit par exemple de mieux comprendre la place des femmes dans l’épidémie, et d’expliquer pourquoi elles ont été mises de côté », estime Yaël Eched. Si le sujet des femmes a été maintes fois soulevé par les associations, elle dit, en tant que jeune chercheuse, « avoir l’impression d’être encore un peu isolée sur ces approches. C’est assez nouveau dans le champ de l’épidémiologie ». Porte d’entrée vers de nouveaux territoires, les sciences sociales du VIH se trouvent donc elles-mêmes enrichies de nouvelles façons de voir.
[i] Ecole des hautes études en sciences sociales
[ii] En début d’année, l’ANRS est devenue l’ANRS-Maladies infectieuses émergentes, après son rapprochement avec le consortium REACTing.
[iii] Lancé en 2014 par l’Onusida pour l’horizon 2020, cet objectif prévoit que 90% des personnes vivant avec le VIH connaissent leur statut sérologique, que 90% des personnes dépistées reçoivent un traitement antirétroviral, et que 90% des personnes traitées présentent une charge virale indétectable. Cet objectif a été revu à ‘95-95-95’ pour 2030.